Les montagnes du coeur

Les montagnes du coeur

La Carte de Tendre (XVIIe siècle). © Bibliothèque nationale de France. Gallica.

Abandonné sur les montagnes du cœur, vois, minuscule,
le dernier bourg de mots, et vois, plus haut,
— combien petite ! — la ferme extrême
du sentiment
. Reconnais-tu ?

En septembre 1914, après le déclenchement de la Première Guerre mondiale, Rilke a écrit ce fameux fragment : « Ausgesetzt auf den Bergen des Herzens » . À cette époque, il avait déjà perdu son appartement parisien. En cherchant l’expression appropriée, il a trouvé des métaphores : « les montagnes du cœur », « le dernier bourg de mots», « la ferme extrême du sentiment ». En 1919, après la fin de la guerre, le poème est publié sous le titre « Fragment ».

Le mot allemand « ausgesetzt » est difficile à traduire. Littéralement, il désigne le fait d’être abandonné par quelqu’un dans la nature sauvage (comme un enfant dans un conte de fées ou un animal domestique sans défense). Par contre, « ausgesetzt sein » veut aussi dire : être exposé aux intempéries, au vent et aux précipitations. Voici une alternative à la traduction de Maurice Betz. Il s'agit de la version de Philippe Jaccottet.

Exposé sur les montagnes du cœur. Vois, tout petit, là-bas,
vois, le dernier hameau de paroles, et plus haut,
mais si petite aussi, une dernière bergerie
de sentiment
. Discernes-tu ?

Vous souhaitez en savoir plus ? La troisième salle de l’exposition traite des questions fascinantes de la traduction. Pour l'instant, retournons au poème. Qui est «exposé sur les montagnes du cœur » ? Une interprétation biographique ne suffit pas. Il n'y a pas de « moi » dans ce poème, mais seulement la deuxième personne, le « toi ». « Reconnais-tu ? »

Dans le poème, l’être humain, est séparé des animaux et des plantes par la conscience de soi. Ceux-ci peuvent pousser, se déplacer, même chanter en toute sérénité, tandis que l'être humain « se tait». La connaissance lui a coupé la parole.

Mais alors, qui parle lorsque l’être humain « se tait » ? Il s'agit d'une instance artificielle, lyrique. Il ne faut pas la confondre avec le personnage historique de « Rilke », même si le poète utilise également des métaphores géographiques dans ses lettres (par exemple, dans l'expression « à l'échelle« 1:10 000 »).

Les « montagnes du cœur » ne sont pas les sommets alpins que Rilke regardera lors de ses randonnées. Ce sont des montagnes de livres, composées d’ouvrages littéraires, comme celles que « Malte », le protagoniste du roman, explore à la Bibliothèque nationale de Paris.

Nietzsche joue un rôle important dans cette histoire. À la fin de son ouvrage « Par-delà bien et mal », le philosophe ajoute une épode, un « chant final » : « Des hautes montagnes ». Les motifs importants y sont préformés : la solitude, la flore alpine, les roches et les glaciers, la vue à vol d’oiseau. Le fragment de Rilke datant de 1914 rappelle le poème de Nietzsche :

Aus hohen Bergen...
Ich suchte, wo der Wind am schärfsten weht?
Ich lernte wohnen,
Wo Niemand wohnt...

La géographie des sentiments remonte encore plus loin : au XVIIe siècle, que Rilke connaît bien, à des autrices telles que Catherine de Rambouillet, Madeleine de Scudéry et la « Carte de Tendre », sur laquelle sont dessinés de petits hameaux portant le nom d’émotions, de vertus et de vices : « la ferme extrême / du sentiment. »

Découvrez la Carte de Tendre © Gallica.

« HiERSEIN IST HERRLICH. »
Rainer Maria Rilke
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